03/02/2007
Shutter Island - Dennis Lehane (2003)
Dans les années cinquante, au large de Boston, l'îlot nommé Shutter Island sert d'hôpital psychiatrique pour criminels dangereux. Le Marshal Teddy Daniels et son nouveau coéquipier Chuck Aule y sont envoyés pour retrouver l'une des patientes qui a disparu, Rachel Solando. La jeune femme à la beauté incandescente et aux yeux écarquillés par la peur a tué ses trois enfants dans un accès de folie. Mais comment aurait-elle pu quitter sa cellule fermée à clé de l'extérieur ? Au fur et à mesure que le temps passe dans le huis-clos de cette prison-hôpital et alors qu'une tempête isole l'île, les deux policiers s'enfoncent dans un monde de plus en plus opaque et angoissant : les mystérieuses migraines de Teddy, les cachets qu'on lui donne, son attirance pour la mère infanticide disparue, les médecins trop affables, les aides soignants silencieux, les infirmières fuyantes, et, petit à petit, la conviction qu'on leur cache des choses.
Le lecteur est immergé dans un univers glauque à l'atmosphère paranoïaque. Méfiance, peur, compassion, les sentiments se mêlent jusqu'à la confusion. Et les pistes se multiplient, aussi déroutantes que tragiques. Cette histoire-puzzle, malgré quelques approximations et un final prévisible, est vraiment prenante et dresse une série de portraits criminels à la psychologie tortueuse des plus inquiétante et de plus en plus étouffante. Car dans ce roman il ne s'agit pas uniquement de découvrir un criminel, mais de comprendre comment les hommes peuvent dériver et créer leur propre réalité.
BlueGrey
Dennis Lehane, Shutter Island, traduction d'Isabelle Maillet, éd. Rivages, coll. Rivages/Noir, 2006, 392 pages, 8 €.
Du même auteur : Mystic River
18:25 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, roman, polar, thriller, hôpital psychiatrique, prison
24/01/2007
Le Parfum, Histoire d'un meurtrier - Patrick Süskind (1985)
«Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C'est son histoire qu'il s'agit de raconter ici. Il s'appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différences de ceux d'autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd'hui tombé dans l'oubli, ce n'est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d'orgueil, moins ennemi de l'humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c'est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l'histoire : au royaume évanescent des odeurs.»
Le parfum est le récit d'un parcours initiatique, c'est l'histoire d'une quête, la quête de son identité par le “héros”, Jean-Baptiste Grenouille, le dément, terrifiant, abominable, pitoyable et touchant nabot Grenouille...
Grenouille est né dans la puanteur du quartier le plus nauséabond de Paris, dans «son haleine mauvaise, immense et aux milles nuances». Il est né sans parents, ni amour, ni odeur, mais avec un don hors norme : un odorat extraordinairement fin. Grenouille perçoit le monde uniquement avec son nez, qui est sa seule source de jouissance. Son nez absolu lui permet de saisir les exhalaisons les plus imperceptibles et sans distinction hiérarchique, il se pénètre de la moindre senteur. Tout d'abord frénétiquement, puis avec méthode, il capte les odeurs, les reconnaît, les mémorise, les classifie, les emmagasine et les assemble mentalement. A la recherche d'un moyen pour exister aux yeux des autres, mais aussi à ses propres yeux, il voue sa vie à un projet démiurgique : créer LE parfum unique, le principe supérieur d'un parfum apothéotique, car «qui maîtrisait les odeurs maîtrisait le cœur des hommes». Et pour trouver la source odoriférante du parfum absolu qu'il veut créer, le monstre Grenouille ne connaît aucune limite, quitte à tuer pour capter et s'approprier le doux parfum des jeunes filles.
L'auteur nous plonge dans un monde inattendu, à la fois grotesque et magique, poétique et morbide, et surtout captivant. Chaque page de ce roman exhale une odeur particulière, chaque page est saturée de senteurs : essences raffinées de fleurs, puanteur de Paris, délicate fragrance de jeunes filles, tout est mêlé, avec une extraordinaire virtuosité. Les pages de ce roman défilent en une cascade olfactive jusqu'à l'ultime expérimentation quasi-mystique de Grenouille, un final déroutant et surréaliste.
«Lui, Jean-Baptiste Grenouille, né sans odeur à l'endroit le plus puant du monde, issu de l'ordure, de la crotte et de la pourriture, lui qui avait poussé sans amour et vécu sans la chaleur d'une âme humaine, uniquement à force de révolte et de dégoût, petit, bossu, boiteux, laid, tenu à l'écart, abominable à l'intérieur comme à l'extérieur, il était parvenu à se rendre aimable aux yeux du monde. Se rendre aimable était trop peu dire ! Il était aimé ! Vénéré ! Adoré !»
BlueGrey
Patrick Süskind, Le Parfum, Histoire d'un meurtrier, traduit de l'allemand par Bernard Lortholary, éd. LGF, coll. Le Livre de Poche, 2006, 279 pages, 5,50 €.
19:55 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, roman, parfum, Paris, Grasse
14/01/2007
Léon l’Africain - Amin Maalouf (1986)
«Moi, Hassan, fils de Mohamed le peseur, moi, Jean-Léon de Médicis, circoncis de la main d'un barbier et baptisé de la main d'un pape, on me nomme aujourd'hui l'Africain, mais d'Afrique ne suis, ni d'Europe, ni d'Arabie. On m'appelle aussi le Grenadin, le Fassi, le Zayyati, mais je ne viens d'aucun pays, d'aucune cité, d'aucune tribu. Je suis fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées.»
Ce récit est une autobiographie imaginaire qui part d'une histoire vraie. En 1518, un ambassadeur maghrébin revenant d'un pèlerinage à la Mecque est capturé par des pirates siciliens, qui l'offrent en cadeau à Léon X, le grand pape de la Renaissance. Ce voyageur s'appelait Hassan al-Wazzan, il devint le géographe Jean-Léon de Médicis, dit Léon l'Africain.
Sa vie est fascinante, faite de passions, de dangers et d'honneurs, elle est ponctuée par les grands événements de son temps. Il est né en 1488 à Grenade, en Espagne, dans une famille de musulmans aisés. Il assiste en 1492 à la Reconquista de la ville par les Rois Catholiques. Pour fuir l'Inquisition, il se rend avec sa famille à Fès, au Maroc, où il suit des cours de théologie. A 20 ans il s'engage dans la voie de la diplomatie et du commerce et devient un grand voyageur, parcours l'Afrique, de Tombouctou au Caire, et est témoin de la prise de l'Égypte par les Ottomans. De retour d'un pèlerinage à la Mecque il est fait prisonnier et offert en cadeau au pape Léon X qui l'adopte, le baptise et en fait un émissaire papal. A Rome il assiste aux plus belles heures de la Renaissance mais aussi au sac de la ville par les soldats de Charles Quint.
Hassan va connaître tour à tour toutes les conditions, la fortune et la ruine, menant plusieurs vies successives : bourgeois, émigré pauvre, conseiller du sultan, riche négociant, poète de cour, ambassadeur, banni, esclave, protégé du pape Léon de Médicis... Et Hassan le musulman deviendra Léon le catholique, trait d'union entre Orient et Occident, entre Islam et Chrétienté, entre passé et futur.
Le fascinant destin de Léon l'Africain est reconstitué sous la forme d'une longue lettre à son fils, sous la plume colorée, poétique et truffée d'anecdotes d'Amin Maalouf, formidable conteur. Le roman est construit de 40 chapitres d'une dizaine de pages chacun, un chapitre représentant une année de la vie du héros, et chacun dédié, par son titre, à un événement ou à un personnage marquant. Le rythme est donc précipité, effréné même, et j'ai parfois regretté que les événements s'enchaînent si vite et ne soient pas plus approfondis, qu'on ne prenne pas plus de temps, qu'on ne s'attarde pas d'avantage dans les senteurs des souks, les soieries des palais ou l'aridité du désert saharien.
Ce roman, d'une rare densité, est à la fois roman biographique, historique, d'aventure : il est une très agréable source de renseignements sur l'histoire du XVIe siècle, siècle de bouleversements militaires, politiques, religieux et artistiques.
BlueGrey
Amin Maalouf, Léon l'Africain, éd. LGF, coll. Le Livre de Poche, 1987, 346 pages, 5,50 €.
00:45 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, roman, biographie, Afrique, Egypte, Caire, Fès
04/01/2007
Quelqu'un d'autre - Tonino Bénacquista (2001)
Deux hommes se lancent un pari fou autour d'un comptoir : devenir quelqu'un d'autre, changer de vie, se réinventer, renaître, tout reprendre à zéro pour s'affranchir de la banalité, pour ne plus avoir à gérer cet insupportable sentiment de ne pas être ce qu'ils aimeraient être. Le premier va donc s'improviser détective privé, un rêve de gosse, et même se faire un nouveau visage pour tout recommencer. Le second, archétype de l'anxieux obsédé par sa tranquillité, va trouver le courage d'affronter la vie dans la vodka. A vouloir ainsi devenir quelque d'autre, les deux hommes prennent le risque de se perdre en route, frôlent le dédoublement et, pire, risquent de se découvrir eux-mêmes.
Ce roman, à la fois sombre et drôle, nous plonge dans la construction identitaire des ces deux anti-héros, deux pauvres gars dans la moyenne. De manière très rythmée, l'auteur alterne la vie de chaque personnage et détaille leur parcours insensé vers leur nouveau destin qu'ils désirent prendre en mains. Derrière l'enjeu identitaire, il y a évidemment le dilemme de la liberté, l'angoisse de la créativité personnelle et l'ambiguë violence du rapport que nous entretenons avec le monde.
L'idée de départ originale et le style fluide font de ce roman une lecture agréable, même si j'ai regretté par moment que Benacquista ne soit pas aller plus loin dans l'analyse des transformations psychologiques de ses deux héros.
BlueGrey
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Tonino Bénacquista, Quelqu'un d'autre, éd. Gallimard, coll. folio, 2003, 377 pages, 5,60 €.
Du même auteur : La boîte noire
22:35 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, roman, polar, détective, identité, vodka
19/12/2006
Chroniques de l'oiseau à ressort - Haruki Murakami (1994)
Le personnage principal de ces chroniques, Toru Okada, est un jeune homme ordinaire vivant dans la banlieue de Tokyo. C'est un chômeur à la vie bien rangée qui s'occupe petitement durant la journée en attendant le retour du travail de sa femme qu'il adore, Kumiko. Il est un peu englué dans son existence banale mais il en est heureux, de son existence banale. Du moins, c'est comme ça que ça nous parait au début, avant que le quotidien de Toru ne dérape dans l'absurde. Son chat disparaît, une inconnue joue de ses charmes au téléphone, puis sa femme le quitte sans raison apparente, et l'on comprend que la grisaille du contexte n'était là que pour mieux souligner le surgissement du fantastique. Car ces évènements anodins suffisent à faire basculer la vie de Toru à la frontière entre réel et imaginaire. L'espace limité de son quotidien devient alors le théâtre d'une quête où rêves, réminiscences et réalités se confondent. Petit à petit toute la vie de Toru va basculer dans un univers parallèle, sans jamais lâcher totalement prise avec la vraisemblance, tout en s'en éloignant concentriquement. Car autour de Toru, homme ordinaire et seul, vrombissent des forces occultes : les femmes disparaissent, profèrent des sentences médiumniques, errent avec un chapeau de plastique rouge sur la tête, jouent les lolita ou deviennent des prostituées de la conscience.
« Sans aucun doute, ma vie prenait un tour étrange. Le chat avait disparu. Des femmes bizarres me donnaient des coups de fil insensés. J'avais fait la connaissance d'une femme étrange, j'étais entré dans le jardin de la maison vide de la ruelle, appris que Noboru Wataya avait violé Creta Kano. Malta Kano avait prédit que je retrouverais ma cravate. Ma femme m'avait dit que ce n'était plus la peine que je cherche du travail. J'éteignis la radio, remis les «Carnets de la ménagère» sur l'étagère, bus une autre tasse de café. »
Toru aborde ces évènements avec placidité, et le lecteur, à sa suite, accepte les étrangetés du récit en les incluant dans la normalité. Alors, quand Toru descend au fond d'un puits pour y faire l'expérience de la mort, on l'y suit, sans hésitation, en trouvant ça presque normal et anodin.
Qualifié de "surréalisme soft", le style de Haruki Murakami est envoûtant et son écriture est magistrale, capable de nous horrifier totalement pour nous désarçonner juste après, et cela sans jamais se départir d'un humour où perce la détresse. Haruki Murakami emmène doucement le lecteur de la réalité vers l'imaginaire, voire le fantastique, dans un récit labyrinthique à la profusion de sens noyauté par l'absurde où, toujours plus fuyante, la réalité n'en devient que plus envoûtante.
« Cela me rappelait les films d'art et d'essai que j'allais voir quand j'étais étudiant, où rien de ce qui se passait n'était jamais expliqué. Toute explication logique risquait de porter atteinte au "réalisme" du film. C'était une façon de voir, une philosophie comme une autre. Mais pour moi, homme réel et non de pellicule, c'était étrange de me trouver plongé dans ce monde-là. »
Le lecteur se délecte de chaque mot, chaque phrase, chaque intrigue entremêlée, et, au fil des pages, est pris de vertige au point qu'il lui devient franchement difficile d'en démêler le sens final. Et c'est précisément dans cette forme d'égarement que se trouve une partie de la magie de l'écriture de Haruki Murakami.
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Haruki Murakami, Chroniques de l'oiseau à ressort, traduit du japonais par Corinne Atlan et Karine Chesneau, éd. du Seuil, coll. Points, 2004, 847 pages, 10 €.
Du même auteur : Kafka sur le rivage
21:15 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, roman, japon, tokyo, surréalisme, fantastique