04/07/2007
1275 âmes – Jim Thompson (1964)
Genre : polar bouffon
Nick Corey est le shérif d'un patelin nommé Pottsville, patelin peuplé de 1275 âmes damnées, saoulards, feignasses, fornicateurs, salopiaux de tout acabit qui vivent dans le sang, le stupre et les invectives. De plus, son épouse est une harpie, son beau-frère est débile, sa maîtresse insatiable l'épuise, la femme qu'il aime le snobe, et les maquereaux locaux lui manquent de respect. Alors, si jusqu'ici il s'est contenté de plaisanter et de regarder de l'autre côté quand il se passe quelque chose, il décide soudain que cela doit cesser : «"Nick Corey, tu vas finir par tourner en bourrique à force de te tourmenter. Y a pas, faut voir à remédier à ça, Nick Corey, sinon ça ira mal pour ton matricule." Ce qui fait que j'ai réfléchi, j'ai réfléchi tant que j'ai pu et, finalement, j'ai pris le taureau par les cornes. Et j'ai décidé que je ne savais foutre pas ce que je pourrais bien faire.»
Nick Corey est donc un shérif un peu mou et bêta, un drôle de représentant de la loi qui n'arrête jamais personne et esquive le plus possible les problèmes. Selon sa femme, c'est un "sans-couilles" tout juste bon à se bâfrer et à dormir. Mais peut-être ce drôle de shérif n'est-il pas aussi naïf et imbécile qu'il parait et bien vite, grâce à l'humour qui porte le livre, la roublardise de Corey lui vaut la sympathie du lecteur qu'il manipule à l'instar des autres personnages. Il est en effet assez jubilatoire de voir comment ce soit disant crétin roule son monde avec cynisme et humour pour arriver à ses fins. Mais l'affection amicale que l'on éprouve dans un premier temps pour ce "héro" déjanté se mue en étonnement puis en effroi devant les actes monstrueux qu'il commet. Car plus on avance dans le récit, plus on s'englue dans le sordide et si, dans cette histoire, tous les personnage sont vils et avec une morale au ras des pâquerettes, le shérif Corey s'avère être le pire d'entre eux : jouisseur, manipulateur, calculateur, cynique, égoïste, menteur, sans scrupule, hypocrite, violent, sadique et même criminel ! Les faits relatés sont insupportables et inacceptables, mais le récit, parfois terrible, est surtout loufoque, car porté par l'outrance du style, du langage et des sentiments. Ce livre n'est pas à prendre au premier degré, ce n'est en aucun cas une apologie de l'abomination. C'est un réquisitoire contre toutes les vacheries du monde, mais aussi une bouffonnerie car jusqu'à la dernière ligne Jim Thompson tourne tout en dérision. Ainsi la morale du héros se réduit à ceci : «Le Bien et le Mal, par exemple, on finit par plus savoir ce que c'est l'un et ce que c'est l'autre» et la conclusion du roman pourrait être : le pouvoir rend fou, même à Ploucville.
BlueGrey
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Jim Thompson, 1275 âmes (Pop. 1280), traduit de l'anglais par Marcel Duhamel, éd. Gallimard, coll. folio policier, 1999 (1964), 247 pages, 5,10 €.
22:40 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, roman, polar, Amérique, shérif
15/05/2007
La Cité des Jarres – Arnaldur Indridason (2002)
Je suis LUI
Le meurtre qui inaugure ce roman est considéré par ses enquêteurs comme une affaire «typiquement islandaise». Comprendre : d'une banalité affligeante. Sauf que pas du tout ! Heureusement c'est l'inspecteur Erlendur, policier de Reykjavik, cinquantenaire divorcé, solitaire, fatigué, toujours de mauvaise humeur, mais tenace, qui enquête sur le meurtre du vieil homme dont le cadavre a été découvert dans son appartement. Et ce qui semble être un "simple meurtre", certes inhabituel en Islande où la criminalité est basse, s'avère bien vide plus complexe qu'il n'y paraissait de prime abord. En effet l'assassin a laissé un message énigmatique sur le cadavre, puis on trouve dans l'ordinateur de la victime des photos pornographiques immondes et enfin, coincée sous un tiroir, la photo de la tombe d'une enfant de quatre ans. Très vite, l'enquête révèle aussi que la victime avait été accusée de viol quarante ans plus tôt. C’est donc vers le passé que se tourne Erlendur et c'est dans le passé et dans une tragédie oubliée, que gît la clé du mystère.
Mais l'inspecteur Elendur a aussi une vie privée, et une vie privée brinquebalante : des soucis avec son ex-femme, un fils qui s'est volatilisé, une fille droguée et enceinte... De plus il a accepté d'enquêter sur la fugue d'une jeune mariée disparue pendant la cérémonie. Cette seconde enquête en parallèle est d'ailleurs franchement anecdotique et n'apporte rien à l'intrigue principale. Quant à l'intrigue principale, justement, on peut lui reprocher quelques longueurs dans une trame un peu étirée, mais ce titre reste un bon roman policier au style mesuré et pondéré, avec une touche d'autodérision (le meurtre est initialement qualifié de «bête et méchant... très islandais») et, en trame de fond, le thème de la famille et de la filiation, de la recherche génétique aussi et de ses possibles dérives.
BlueGrey
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Arnaldur Indridason, La Cité des Jarres (Myrín), traduit de l'islandais par Eric Boury, éd. Métailié, coll. Bibliothèque nordique, 2005 (2002), 286 pages, 18 €.
Du même auteur : La Femme en vert
10:45 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, roman, polar, Islande, meurtre
01/03/2007
Mystic River – Dennis Lehane (2001)
Ils sont trois gamins de onze ans habitant les Flats, quartier populaire de Boston : Jimmy Marcus la tête-brulée du trio, Sean Devine le raisonnable et Dave Boyle le suiveur. Un après-midi de bagarre, en 1975, deux hommes aux allures de flics embarquent Dave... qui ne réapparaîtra que quatre jours après, bête fauve en sursis. Vingt-cinq ans plus tard, an 2000, les trois hommes ne se fréquentent plus que vaguement. Jimmy, ex-chef de bande et taulard, s'est rangé en devenant le gérant d'un magasin d'alimentation. Dave, ex-star du base-ball, part lentement à la dérive. Et Sean, devenu policier, est miné par ses problèmes conjugaux. Comme un écho au kidnapping de Dave, l'assassinat de Katie, la fille aînée de Jimmy, va les mettre de nouveau en présence. Sean enquête, Jimmy crie vengeance, quant à Dave, rentré chez lui à trois heures du matin couvert de sang, il paraît bien suspect. Et tandis que le microcosme des Flats explose sous l'émotion et que l'odeur du sang excite les esprits, on voit le passé ressurgir, déterminant le présent.
C'est la douleur qui est le moteur de cette histoire, et non l'enquête. Plus qu'un roman policier, Dennis Lehane construit une tragédie à trois voix autour de personnages rongés par les traumatismes d'enfance et l'origine sociale, entraînés dans la spirale de la souffrance et de la colère, pris dans l'engrenage du remords et du désir de vengeance. Dennis Lehane excelle dans l'art de mettre subtilement en évidence l'individu et son humanité et de faire sentir les ambivalences de chacun. Il s'attarde sur l'individu pour mieux observer les conséquences de ses choix et le caractère irrémédiable de ses actes. Il avance dans son récit avec la conscience de l'homme qui s'interroge sur son prochain, sans le condamner : peut-on échapper à un avenir bien sombre fait de violence, de peur, de désespérance et d'innocence perdue ?
BlueGrey
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Dennis Lehane, Mystic River, traduit de l'anglais par Isabelle Maillet, éd. Rivages, coll. Rivages/Noir, 2005, 583 pages, 9,50 €.
Du même auteur : Shutter Island
12:20 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, roman, polar, Amérique, Boston, meurtre
03/02/2007
Shutter Island - Dennis Lehane (2003)
Dans les années cinquante, au large de Boston, l'îlot nommé Shutter Island sert d'hôpital psychiatrique pour criminels dangereux. Le Marshal Teddy Daniels et son nouveau coéquipier Chuck Aule y sont envoyés pour retrouver l'une des patientes qui a disparu, Rachel Solando. La jeune femme à la beauté incandescente et aux yeux écarquillés par la peur a tué ses trois enfants dans un accès de folie. Mais comment aurait-elle pu quitter sa cellule fermée à clé de l'extérieur ? Au fur et à mesure que le temps passe dans le huis-clos de cette prison-hôpital et alors qu'une tempête isole l'île, les deux policiers s'enfoncent dans un monde de plus en plus opaque et angoissant : les mystérieuses migraines de Teddy, les cachets qu'on lui donne, son attirance pour la mère infanticide disparue, les médecins trop affables, les aides soignants silencieux, les infirmières fuyantes, et, petit à petit, la conviction qu'on leur cache des choses.
Le lecteur est immergé dans un univers glauque à l'atmosphère paranoïaque. Méfiance, peur, compassion, les sentiments se mêlent jusqu'à la confusion. Et les pistes se multiplient, aussi déroutantes que tragiques. Cette histoire-puzzle, malgré quelques approximations et un final prévisible, est vraiment prenante et dresse une série de portraits criminels à la psychologie tortueuse des plus inquiétante et de plus en plus étouffante. Car dans ce roman il ne s'agit pas uniquement de découvrir un criminel, mais de comprendre comment les hommes peuvent dériver et créer leur propre réalité.
BlueGrey
Dennis Lehane, Shutter Island, traduction d'Isabelle Maillet, éd. Rivages, coll. Rivages/Noir, 2006, 392 pages, 8 €.
Du même auteur : Mystic River
18:25 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, roman, polar, thriller, hôpital psychiatrique, prison
04/01/2007
Quelqu'un d'autre - Tonino Bénacquista (2001)
Deux hommes se lancent un pari fou autour d'un comptoir : devenir quelqu'un d'autre, changer de vie, se réinventer, renaître, tout reprendre à zéro pour s'affranchir de la banalité, pour ne plus avoir à gérer cet insupportable sentiment de ne pas être ce qu'ils aimeraient être. Le premier va donc s'improviser détective privé, un rêve de gosse, et même se faire un nouveau visage pour tout recommencer. Le second, archétype de l'anxieux obsédé par sa tranquillité, va trouver le courage d'affronter la vie dans la vodka. A vouloir ainsi devenir quelque d'autre, les deux hommes prennent le risque de se perdre en route, frôlent le dédoublement et, pire, risquent de se découvrir eux-mêmes.
Ce roman, à la fois sombre et drôle, nous plonge dans la construction identitaire des ces deux anti-héros, deux pauvres gars dans la moyenne. De manière très rythmée, l'auteur alterne la vie de chaque personnage et détaille leur parcours insensé vers leur nouveau destin qu'ils désirent prendre en mains. Derrière l'enjeu identitaire, il y a évidemment le dilemme de la liberté, l'angoisse de la créativité personnelle et l'ambiguë violence du rapport que nous entretenons avec le monde.
L'idée de départ originale et le style fluide font de ce roman une lecture agréable, même si j'ai regretté par moment que Benacquista ne soit pas aller plus loin dans l'analyse des transformations psychologiques de ses deux héros.
BlueGrey
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Tonino Bénacquista, Quelqu'un d'autre, éd. Gallimard, coll. folio, 2003, 377 pages, 5,60 €.
Du même auteur : La boîte noire
22:35 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, roman, polar, détective, identité, vodka