30/03/2007
Testament à l'anglaise – Jonathan Coe (1994)
Genre : Dynastie
Tabitha Winshaw a 81 ans et elle est folle, internée dans un asile. Démence sénile ? Pas du tout. Elle a perdu l'esprit un soir de l'hiver 1942 quand son frère adoré, Godfrey, a été abattu par la DCA allemande au-dessus de Berlin. Le chagrin alors ? Ce n'est pas cela non plus. Elle est persuadée que la mort de Godfrey a été commanditée par son frère aîné, Lawrence, qu'elle déteste. Une folle dans la famille, l'aristocratie britannique en a vu d'autres. Mais voilà que Tabitha demande à Michael Owen, jeune auteur dépressif et agoraphobe, d'écrire l'histoire de la dynastie des Winshaw qui occupe tous les postes-clés dans l'Angleterre des années quatre-vingt, profitant sans vergogne de ses attributions et de ses relations. Il y a du jeu de massacre dans l'air, d'autant que Tabitha n'est peut-être pas aussi folle qu'il y paraît.
S'échelonnant entre 1940 et 1990, Testament à l'anglaise développe ainsi l'enquête menée mollement par Michael. Au fil du récit et de son enquête sur les Winshaw, Michael sortira peu à peu de son mutisme et, sous le vernis de la bonne société anglaise, il nous fera rencontrer une galerie d'âmes damnées des plus réjouissante : « Il fut parfaitement clair pour moi dès le début que je m'occupais d'une famille de criminels, dont la richesse et le prestige étaient fondés sur toutes sortes d'escroqueries, crapuleries, tricheries, supercheries, finasseries, manigances, détournements, vols, cambriolages, pillages, saccages, falsifications, spoliations, déprédations. Non que les agissements des Winshaw fussent ouvertement criminels, ni même jugés comme tels par la bonne société. » Car la famille Winshaw propose, au choix : Hilary, la journaliste venimeuse à succès ; son frère Roddy, galeriste qui exerce le droit de cuissage ; le cousin Mark, marchand d'armes qui fricote avec Saddam Hussein ; l'oncle Henry, politicien champion dans l'art de retourner sa veste ; la cousine Dorothy, chantre de l'agroalimentaire industriel... Bref, tous les membres de cette illustre, puissante et richissime famille ont pour seul point commun d'être pourris jusqu'au squelette !
Transformant chaque destinée en une fable cruelle sur les milieux politique et médiatique, Jonathan Coe réussit un livre aussi étonnant que palpitant. Satire sociale et réquisitoire en règle contre le thatcherisme, ce livre n'en reste pas moins passionnant car il associe avec brio de nombreux genres littéraires (policier, thriller, psychodrame, romance, (auto)biographie, etc.) rendant ainsi le récit alerte et captivant sans jamais se départir d'un ton ironique d'une irrésistible drôlerie. Toutefois, la diversité des narrateurs, la fragmentation du temps et la profusion des personnages rendent l'immersion dans le récit difficile dans un premier temps, mais ces difficultés disparaissent une fois la lecture bien entamée.
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Jonathan Coe, Testament à l'anglaise (What a Carve Up!), traduit de l'anglais par Jean Pavans, éd. Gallimard, coll. Du monde entier, 1995 (1994), 498 pages, 27,50 €.
Du même auteur : Les Nains de la Mort, La Maison du sommeil & La pluie avant qu'elle tombe.
12:40 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, roman, angleterre, xxe siècle, satire sociale, tchatcherisme, folie
16/03/2007
Triste vie - Chi Li (1987)
Ce petit récit nous raconte une journée ordinaire de la vie simple et banale de Yin, de son lever à cinq heures dans la pièce unique, inconfortable et exiguë qu'il partage avec sa femme et son fils de quatre ans, à son retour tard le soir pour retrouver une vie conjugale morne, empoisonnée par les récriminations perpétuelles de son épouse. Entre-temps il aura fait la queue aux toilettes communes, se sera confronté, son fils dans ses bras, à la cohue des transports en commun, aura déjeuné de nouilles froides, aura déposé son fils au jardin d'enfants, sera arrivé avec une minute et demie de retard à l'usine, apprendra avec dépit qu'il ne touchera pas la prime qu'il escomptait, envisagera une liaison avec sa trop jeune et jolie stagiaire, trouvera un ver dans sa portion de choux à la cantine, aura cherché en vain un cadeau d'anniversaire pour son père, aura songé avec mélancolie aux espoirs de sa jeunesse... Face à la monotonie de sa vie uniquement rythmée par les difficultés financières et les reproches de sa femme, que reste-t-il donc à Yin pour ensoleiller ses journées ? Le rêve, peut-être... mais surtout son amour démesuré pour son fils, certainement sa seule joie de vivre.
Ce qui est étonnant dans ce récit c'est l'étrange familiarité que l'on ressent envers le personnage principal et ses questionnements. Chi Li, avec une grande justesse de ton, sait à merveille nous faire sentir et partager, par petites touches précises et pertinentes, l'environnement des protagonistes et leur état d'esprit. On sent dans le style de Chi Li une grande tendresse envers ses personnages, une tendresse nuancée néanmoins d'une légère touche d'ironie désabusée. Toutefois, à mon goût, ce récit trouve sa limite dans ce qui en fait aussi sa force : sa brièveté. Il est bien trop court pour que l'on soit totalement et réellement pris par l'histoire.
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Chi Li, Triste vie (Fannao rensheng), traduit du chinois par Shao Baoqing, éd. Actes Sud, coll. Babel, 2005, 100 pages, 6,50 €.
10:25 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : triste vie, chi li, littérature chinoise, chine, famille
10/03/2007
Un été indien - Truman Capote [1946]
Dans l'Amérique des années trente, Truman Capote nous raconte l'histoire d'un jeune garçon, de son grand-père et de la transmission d'un secret. Quand l'enfant apprend que ses parents et lui vont déménager, quitter la ferme familiale qu'ils partagent avec les grands-parents pour s'installer en ville, il a le sentiment d'abandonner ses grands-parents.
Cette sobre nouvelle, entre tristesse et mélancolie, parle d'exode rural, de mort, de filiation, de transmission, de solitude et des blessures de l'enfance.
«Vivre, laisser vivre et prendre plaisir à la vie, tout cela faisait partie du "secret" de grand-père ; recevoir l'amour et le partager.»
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Truman Capote, Un été indien (I remember my Grandpa), traduit de l'anglais par Patrice Repusseau, éd. Rivages, coll. Rivages Poche / Bibliothèque étrangère, 1989, 53 pages, 5,08 €.
Du même auteur : De sang-froid
12:50 | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature américaine, nouvelle, enfance, grands-parents, famille, etats-unis
06/03/2007
Léviathan – Paul Auster (1993)
Le roman commence par la mort de Benjamin Sachs, tué par sa propre bombe. Car Sachs, ex-écrivain prometteur, a tout abandonné pour devenir le Fantôme de la Liberté, personnage devenu célèbre dans tous les Etats-Unis des années Reagan en dynamitant l'une après l'autre les multiples statues de la Liberté ornant les villes américaines. Mais comment et pourquoi cet écrivain plein de promesses en est-il arrivé à devenir un terroriste ? C'est à cette question que cherche à répondre son ami Peter Aaron, lui-même écrivain (et double littéraire de Paul Auster), dans ce récit traité à la manière d'une biographie.
Mais Léviathan, ce n'est pas seulement l'histoire de Benjamin Sachs, c'est aussi une réflexion sur le métier d'écrivain au travers du couple Peter/Benjamin, deux visions complémentaires de l'écrivain. D'un côté Peter, écrivain qui a réussi et veut croire aux valeurs de la création littéraire. Il veut trouver et écrire la vérité à propos de Sachs avant que le FBI ne découvre qu'il était le Fantôme de la Liberté et que la réputation de Sachs ne soit entachée à jamais. Aaron se trouve alors confronté à la tentation de la fictionnalisation, la tendance qu'il pourrait avoir à déformer l'histoire, à changer certains faits pour les conformer à SA réalité. De l'autre côté Benjamin, celui qui n'y croit plus et cesse d'écrire pour se lancer dans l'action. Des actions un peu dérisoires (attenter aux statues de la Liberté, sans pouvoir s'en prendre à la principale) mais courageuses et d'une grande portée symbolique. Sachs cherche ainsi à éveiller les consciences, à mettre en garde son pays qui a perdu de vue ses valeurs. Dans Léviathan nous assistons donc à un double combat : celui de Sachs contre son pays, et celui d'Aaron contre lui-même.
J'ai trouvé ce roman parfois très lent (surtout dans les deux premiers tiers) mais aussi généreux, le second aspect faisant que l'on poursuit sa lecture en dépit du premier.
BlueGrey
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Paul Auster, Léviathan, traduit de l'anglais par Christine Le Boeuf, éd. Actes Sud, 1999, 309 pages, 21,04 €.
Du même auteur : Moon Palace
19:15 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, roman, Amérique, bombes, attentats, écrivain
01/03/2007
Mystic River – Dennis Lehane (2001)
Ils sont trois gamins de onze ans habitant les Flats, quartier populaire de Boston : Jimmy Marcus la tête-brulée du trio, Sean Devine le raisonnable et Dave Boyle le suiveur. Un après-midi de bagarre, en 1975, deux hommes aux allures de flics embarquent Dave... qui ne réapparaîtra que quatre jours après, bête fauve en sursis. Vingt-cinq ans plus tard, an 2000, les trois hommes ne se fréquentent plus que vaguement. Jimmy, ex-chef de bande et taulard, s'est rangé en devenant le gérant d'un magasin d'alimentation. Dave, ex-star du base-ball, part lentement à la dérive. Et Sean, devenu policier, est miné par ses problèmes conjugaux. Comme un écho au kidnapping de Dave, l'assassinat de Katie, la fille aînée de Jimmy, va les mettre de nouveau en présence. Sean enquête, Jimmy crie vengeance, quant à Dave, rentré chez lui à trois heures du matin couvert de sang, il paraît bien suspect. Et tandis que le microcosme des Flats explose sous l'émotion et que l'odeur du sang excite les esprits, on voit le passé ressurgir, déterminant le présent.
C'est la douleur qui est le moteur de cette histoire, et non l'enquête. Plus qu'un roman policier, Dennis Lehane construit une tragédie à trois voix autour de personnages rongés par les traumatismes d'enfance et l'origine sociale, entraînés dans la spirale de la souffrance et de la colère, pris dans l'engrenage du remords et du désir de vengeance. Dennis Lehane excelle dans l'art de mettre subtilement en évidence l'individu et son humanité et de faire sentir les ambivalences de chacun. Il s'attarde sur l'individu pour mieux observer les conséquences de ses choix et le caractère irrémédiable de ses actes. Il avance dans son récit avec la conscience de l'homme qui s'interroge sur son prochain, sans le condamner : peut-on échapper à un avenir bien sombre fait de violence, de peur, de désespérance et d'innocence perdue ?
BlueGrey
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Dennis Lehane, Mystic River, traduit de l'anglais par Isabelle Maillet, éd. Rivages, coll. Rivages/Noir, 2005, 583 pages, 9,50 €.
Du même auteur : Shutter Island
12:20 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, roman, polar, Amérique, Boston, meurtre