02/02/2011
Delirium Tremens – Ken Bruen [2001]
Ancien flic viré pour avoir sciemment écrasé son poing sur le visage d'un politicien, Jack Taylor traîne son mal de vivre dans les pubs des quartiers populaires de Galway. Entre deux gorgées de cafés noyés au brandy et une rasade de Guinness, il laisse vaguement entendre aux poivrots de son entourage qu'il pourrait être un bon détective privé. Ann Henderson, qui ne croit pas au suicide de sa fille de seize ans, vient le trouver au comptoir qui lui sert de bureau et lui demande d’enquêter. « On l'a noyée » sont les mots qu'elle a entendus au téléphone... de quoi ne plus dormir. Surtout si d'autres gamines ont subi le même sort. Surtout si la police classe tous les dossiers un par un...
Jack Taylor est désabusé et alcoolique. En chute libre. Du style à cogner avant de penser et à s'imaginer qu'il peut se confronter à des adversaires plus costauds que lui. En plus, il ne choisit pas très bien ses amis, a une morale contestable et un sens de la justice expéditive. Bref, un énième personnage de pseudo-flic pas net et imbibé, qui trimbale sa déprime me direz-vous... Certes. Oui. Mais pas que. Car l'ex-flic, outre d'alcool, se nourrit aussi de littérature, surtout de polars, mais cite aussi Henry James ou Charles Dickens...
« J'étais devenu un bibliophile dans le vrai sens du terme. Je n'aimais pas seulement lire, j'aimais les livres eux-mêmes. J'avais appris à en apprécier l'odeur, la reliure, l'impression, le contact des ouvrages entre mes mains. » (p. 149)
Le roman est donc parsemé de citations littéraires et de bribes de poèmes (et aussi de références musicales, parfois obscures pour moi) qui, toutes, célèbrent la noirceur de l'existence. Et j'avoue avoir eu un faible pour ce narrateur loser dont le seul recours dans la vie est la littérature.
Quant à l'enquête, elle progresse sans Jack qui, embrumé par les vapeurs d'alcool et les black-out, se laisse entraîner par les évènements et ne maîtrise rien. Jack ne joue qu'un rôle assez passif, tout se résolvant quasiment sans lui.
Et finalement, ce n'est pas tant l'intrigue policière qui retient le lecteur que le personnage de Jack, le contexte (cette Irlande des bas fonds, crasseuse, miséreuse, violente et déprimante, à l'opposé des clichés touristiques) et surtout le style brut de Ken Bruen : les chapitres sont courts, les phrases sont sèches et hachées, le langage cru et direct, les dialogues vifs et percutants, le propos désespéré, mais relevé (d'un peu) d'humour, noir bien sûr. Et, sous la noirceur ambiante, un (mince) éclat d'humanité. Juste de quoi (peut-être) ne pas se foutre en l'air ?
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Ken Bruen, Delirium Tremens (The guards), traduit de l'anglais (Irlande) par Jean Esch, éd. Gallimard, coll. folio policier, 2006 (2001), 383 pages, 8,40 €.
Du même auteur : Le martyre des Magdalènes.
22:04 | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : ken bruen, littérature irlandaise, polar, irlande, galway, alcoolisme
28/10/2009
Mille morceaux – James Frey (2003)
James à 23 ans. Il est « Alcoolique, Toxicomane et Délinquant » comme il se définit lui-même. Son avenir ? La prison ou la mort. Mais après un énième de ses "trous noirs", ses parents l'obligent à entrer en cure de désintoxication dans une clinique du Minnesota. Sa dernière chance de s'en sortir en somme.
« Je suis profondément, physiquement, mentalement et émotionnellement dépendant de ces deux substances. Je suis profondément, physiquement, mentalement et émotionnellement dépendant d'un certain mode de vie. Je ne connais rien d'autre, rien de plus, et je ne me souviens de rien d'autre. Je ne sais pas si je peux faire quoi que ce soit d'autre à ce stade. J'ai la trouille d'essayer. J'ai une putain de trouille bleue. J'ai toujours cru que j'avais le choix entre la prison et la mort. Je n'ai jamais songé que je pouvais avoir le choix d'arrêter parce que je n'ai jamais cru que je pouvais y arriver. J'ai une putain de trouille bleue. »
Le récit est organisé selon le déroulé de la cure, un quotidien très règlementé et structuré pour des êtres qui justement n'ont plus de repères : le réveil, la douche, les taches quotidiennes, les repas, le tableau des objectifs, les conférences obligatoires, les entretiens médicaux... Par réminiscence, le narrateur dévoile aussi sa vie d'avant, son enfance dissoute dans l'alcool et sa jeunesse cramé au crack.
De l'effroyable douleur du manque à la volonté de tenir bon, de la solitude abrutissante à la renaissance amoureuse, du désir de reconstruction à celui de l'autodestruction, de la Fureur qui balaie les bonnes résolutions aux amitiés improbables (celle d'un gangster, d'un juge ou d'un boxeur) qui permettent de s'accrocher, le narrateur nous livre tout, crument, sans concessions ni tabous. Sur 600 pages se déploient le doute, la douleur, le manque, la Fureur, l'horreur, le désarroi, la déprime, la frustration, les crises d'angoisse, la paranoïa, les hallucinations, les hurlements... Une descente aux enfers incandescente, puis une très lente remontée vers la vie.
Initialement présenté comme autobiographique, Mille morceaux a, à la suite du passage de son auteur à l'émission télévisuelle d'Oprah Winfrey, rencontré un succès phénoménal aux Etats-Unis. Jusqu'au jour où il a été révélé que cette autobiographie était beaucoup plus romancée que son auteur et son éditeur ne l'avaient dit. Et après un incroyable lynchage médiatique de l'auteur, la maison d'édition est allée jusqu'à proposer de rembourser les lecteurs qui se seraient sentis floués !
Or, autobiographie ou pas, ce Mille morceaux est un véritable choc ! Pour moi, peu importe sa part de fiction et de vérité, l’essentiel est le texte lui-même. Et ce texte, cru, intense, et parfois halluciné, s'avère d'une grande puissance : utilisant une écriture brute, une syntaxe malmenée, un style nerveux et syncopé, et le procédé du flux de conscience, le phrasé de James Frey est une musique scandée au rythme obsédant, qui rend compte avec exactitude de la violence prosaïque du narrateur, de sa situation et de son environnement. Certes, le récit aurait pu éviter certaines longueurs ou répétitions, et l'usage intensif de Majuscules Ironiques peut être lassant, mais l'exercice de style (ce travail sur le rythme et les mots et le dosage entre humour et vitriol) aboutit à un texte uppercut dont on sort indubitablement sonné.
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James Frey, Mille morceaux (A Million Little Pieces), traduit de l'américain par Laurence Viallet, éd. 10/18, coll. domaine étranger, 2006 (2003), 601 pages, 12 €.
Un livre proposé par Levraoueg.
Les avis de Armande, Keisha, Chimère, Pascale, Yoshi & Leiloona.
13:00 Publié dans => La chaîne des livres | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature américaine, roman, autobiographie, alcool, alcoolisme, drogue, toxicomanie, cure