09/03/2009
Le pavillon des cancéreux – Alexandre Soljénitsyne (1968)
De prime à bord, l'ouvrage paraît austère : 430 pages qui traitent de tumeurs, sarcomes et autres mélanoblastomes, cela n'a rien d'engageant... Or, ce pavé se lit avec une étonnante facilité ! L'écriture recourt à tous les tons (l'ironie, la raillerie, l'humour, l'harangue, la méditation intérieure...) et les langages se mêlent avec autant de virtuosité que de puissance.
Dans l'URSS des années 1950, au pavillon des cancéreux, la maladie, insensible aux différentiations sociales ou politiques, fait se côtoyer des individus que tout oppose. Filles de salles, médecins, patients, par les regards croisés des personnages aux passés divers et aux idéologies distinctes, Soljénitsyne expose un échantillonnage de la société russe à un moment charnière de son histoire : les prémices de la déstalinisation, juste après la mort du "petit père des peuples". Ainsi, le camarade Roussanov, communiste convaincu, fonctionnaire obtus maniant la dénonciation, est l'exemple type de l'exploitation sans vergogne du système. Avec ses aspirations bourgeoises, il incarne l'échec de l'idéologie communiste. Quant à Kostoglotov (personnage en grande partie autobiographique) après avoir vécu les purges staliniennes, la guerre, le goulag et la relégation, il incarne toutes les victimes d'un système perverti.
Soljénitsyne multiplie les personnages, les points de vue, les détails des plus prosaïques aux plus métaphysiques, et démontre la multiplicité des destinées humaines mais leur unicité devant la mort. Face à un mal réputé incurable, chacun se dévoile, oscille entre peur, résignation, révolte, espérance... Et s'il est bien question de maladie, il y est aussi et surtout question d'humanité. Car à travers le microcosme d'une chambre d'hôpital, c'est de l'humanité entière dont Soljénitsyne nous parle, de ses rêves, de ses espoirs, de ses doutes, autour de la question obsédante de savoir « ce qui fait vivre les hommes ».
« Cela faisait six mois que je souffrais comme un martyr, j'en étais arrivé le dernier mois à ne plus pouvoir rester ni couché, ni assis, ni debout sans avoir mal, je ne dormais plus que quelques minutes par vingt-quatre heures, eh bien, tout de même, j'avais eu le temps de réfléchir ! Cet automne-là, j'ai appris que l'homme peut franchir le trait qui le sépare de la mort alors que son corps est encore vivant. Il y a encore en vous, quelque part, du sang qui coule mais, psychologiquement, vous êtes déjà passé par la préparation qui précède la mort. Et vous avez déjà vécu la mort elle-même. »
« Nous avons beau nous moquer des miracles tant que nous sommes en bonne santé, en pleine force et en pleine prospérité, en fait, dès que la vie se grippe, dès que quelque chose l'écrase et qu'il ne reste plus que le miracle pour nous sauver – eh bien, ce miracle unique, exceptionnel, nous y croyons ! »
« - Très-très bon cliché ! Très-très bon ! Il n'y a pas lieu d'opérer !
Et la malade reprenait courage : son état n'était pas seulement bon, mais très-très bon !
Or si le cliché était très bon, c'est qu'il dispensait d'en refaire un autre, et montrait de façon indiscutable les dimensions et les limites de la tumeur. C'est aussi qu'il était désormais trop tard pour opérer. »
Alors oui, les thèmes abordés sont graves et sombres, mais il se dégage de ses pages une bonhomie souriante des plus réjouissante !
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Alexandre Soljénitsyne, Le pavillon des cancéreux, traduit du russe par A. et M. Aucouturier, L et G. Nivat et J.-P. Sémon, éd. Fayard, 2007 (1968), 435 pages, 22 €.
L'avis de Cuné.
22:45 | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature, livre, roman, russie, maladie, hôpital, cancer
Commentaires
Tu as raison, l'illustre nom de son auteur, le sujet, peuvent paraître austère, mais on se coule dans ces pages avec une aisance incroyable et ça nous retourne. J'en garde un très fort souvenir.
Écrit par : Cuné | 10/03/2009
Je l'ai lu trop jeune, j'en garde un souvenir douloureux...
Écrit par : Lune de pluie | 10/03/2009
Ado, j'avais bcp aimé ce livre, piqué dans la bibli de mes parents. C'est vrai que le sujet est grave, mais l'écriture est belle.
Écrit par : Freude | 10/03/2009
Ce roman fait partie de ceux qui me font peur... triste, sombre, politique... c'est comme ça que je l'imagine, mais à te lire, on dirait autre chose...
Écrit par : Ys | 10/03/2009
Malgré tous les bons commentaires, tous les lecteurs ravis, je sais que c'est un sujet qu'il faut que j'évite... beauuucoup trop hypocondriaque pour ça, c'est certain qu'à la page 50, je vais avoir 6 nouveaux cancers à mon actif!!! C'est dommage, il semble très fort, ce livre!
Écrit par : Karine :) | 10/03/2009
@ Cuné : je pense que ces pages se sont inscrites dans ma mémoire pour un long moment...
@ Lune de pluie : certains passages sont en effet douloureux, mais tellement d'autres sont lumineux !
@ Freude : oui, l'écriture est vraiment très belle, c'est un vrai plaisir : les mots, les phrases, les pages défilent à une vitesse incroyable !
@ Ys : c'est un récit par moment triste et sombre, c'est aussi, par petites touches, politique, mais c'est surtout plein d'une belle humanité empreinte de légèreté...
@ Karine :) : c'est dommage car ce livre est en effet très fort. Et si j'ai moi même repoussé longtemps sa lecture par appréhension de la thématique, une fois plongée dedans, j'ai regretté de ne pas m'en être emparée plus tôt !
Écrit par : BlueGrey | 11/03/2009
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