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05/10/2011

L'adversaire – Emmanuel Carrère [2000]

L'adversaire, Emmanuel CarrèreLe samedi 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tuait sa femme, ses enfants, ses parents, puis tentait, en vain, de se tuer lui-même. L'enquête a révélé qu'il n'était pas médecin à l'OMS comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu'il n'était rien d'autre. Il mentait depuis dix-huit ans, et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d'être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard.

Emmanuel Carrère raconte donc la vie insensée de cet homme qui, pendant des années, va inventer sa vie, la bâtir sur des mensonges, falsifications et escroqueries, fragile château de cartes qui finit par s'écrouler dans un drame, par l'assassinat de sa femme, de ses enfants et de ses parents. A tous, amis et famille, il a toujours menti, édifiant autour de lui et des siens un monde irréel dont l'impensable est que, dix-huit ans durant, personne ne dépassa les fragiles apparences.

« En quinze ans de double vie, il n'a fait aucune rencontre, parlé à personne, il ne s'est mêlé à aucune de ces sociétés parallèles, comme le monde du jeu, de la drogue ou de la nuit, où il aurait pu se sentir moins seul. Jamais non plus il n'a cherché à donner le change à l'extérieur.
Quand il faisait son entrée sur la scène domestique de sa vie, chacun pensait qu'il venait d'une autre scène où il tenait un autre rôle, celui de l'important qui court le monde, fréquente les ministres, dîne sous des lambris officiels, et qu'il le reprendrait en sortant.
Mais il n'y avait pas d'autre scène, pas d'autre public devant qui jouer l'autre rôle.
Dehors, il se retrouvait nu. Il retournait à l'absence, au vide, au blanc, qui n'étaient pas un accident de parcours mais l'unique expérience de sa vie. » (p.101)

Par ce texte, ce qu'Emmanuel Carrère souhaitait établir, ce qu'il « voulait vraiment savoir », c'est « ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu'il était supposé passer au bureau ; qu'il ne passait pas, comme on l'a d'abord cru, à trafiquer des armes ou des secrets industriels ; qu'il passait, croyait-on maintenant, à marcher dans les bois. » (p. 33)

Le texte d'Emmanuel Carrère, troublant, n'est jamais aussi fort que quand il laisse la fiction s'emparer du réel. Le personnage de meilleur ami de Jean-Claude Romand notamment est poignant dans sa stupéfaction. Les conjonctures quant à l'état d'esprit de Jean-Claude Romand paraissent aussi très "justes", ainsi que la façon dont s'est construite sa vie chimérique, comme à son insu, hors de sa volonté, hors de son contrôle, un mensonge en entraînant un autre, inéluctablement (« Comment se serait-il douté qu’il y avait pire que d’être rapidement démasqué, c’était de ne pas l’être ? »).

Emmanuel Carrère explore ainsi le psychisme de cet homme capable de se duper lui-même, capable de se laisser convaincre par ses propres mensonges, à tel point qu'il en arrive par moment à ne plus discerner lui-même où se situe la vérité.

Emmanuel Carrère évite l'écueil moraliste. Il n'émet jamais de jugement de valeur ni sur Jean-Claude Romand ni sur ses actes. Il livre les faits, bruts, en restant neutre et sobre.

Mais là où son texte m'a moins convaincue, c'est dans la façon dont, à plusieurs reprises, Emmanuel Carrère ramène ce drame à lui. Ce "je" qui s'immisce dans l'incompréhensible et qui ose le "moi aussi", m'a étonnée et gênée. Les faits sont tellement effrayants et abominables qu'il paraît aberrant de chercher ainsi à les ramener à soi. Car malgré les petits mensonges et autres lâchetés, intrinsèquement humains, que nous commettons tous et qui parsèment une vie, peut-on sincèrement se souvenir d'un seul évènement de nos vies qui puisse, même vaguement, se rapprocher de celui-ci par l'intensité de l'horreur qui le caractérise ?

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e%2035.gif Emmanuel Carrère, L'adversaire, éd. POL, 2000, 221 pages, 17,50 €.

Du même auteur : La moustache & Un roman russe

Commentaires

ça fait trop peur cette histoire... je ne comprends vraiment pas comment c'est possible !

Écrit par : yueyin | 06/10/2011

@ yueyin : oui, c'est effrayant ! Et si ce roman bien sûr n'apporte pas de réponse, il reste très troublant dans l’implacable enchaînement des faits qui amena au drame...

Écrit par : BlueGrey | 08/10/2011

Quel livre, mais quel livre !!!

Écrit par : c. sauvage | 11/10/2011

@ c. sauvage : quel enthousiasme ! Pour ma part, pas autant d'enthousiasme...

Écrit par : BlueGrey | 12/10/2011

L’histoire de Jean Claude Romand m’a beaucoup touché car au fond elle me concerne. Elle me renvoi à mes propres démons. Quelqu’un n’a-t-il jamais menti sans penser aux conséquences ?
Pour ma part les conséquences n’ont pas été les mêmes heureusement mais elles m’ont fait grandir quelque part et je ne repasserai pas par ce genre de procédés.
Dans le cas de JCR, c’est d’autant plus triste que l’on sent qu’il s’agit d’une succession de petit mensonges qui au fil du temps sont devenus inavouables.
Son premier mensonge est l’échec en deuxième année de médecine, on sait désormais qu’en plus de ne pas vouloir décevoir ses parents, ils étaient en pleine déception amoureuse (Florence l’ayant repoussé à l’époque). Quoi de plus logique finalement que de préserver ses parents en attendant les rattrapages de septembre ?
Mais pourquoi bon dieu n’y est il pas allé en septembre ? La fracture du poignet...je n’y crois pas du tout ! Et surtout quand on sait qu’il lui manquait seulement quelques points. (Manque de courage ?)
Et de là commence l’enfer…
Tout à finalement une logique, le prétexte du cancer (autre mensonge) à du être pour lui un soulagement dans ce labyrinthe du mensonge, l’occasion d’amadouer à tout moment pour ne jamais être démasqué. J’imagine qu’il a du sans cesse repousser le moment ou il devrait réfléchir à une solution, mais laquelle ?
Quand on étudie de près le couple qu’il formait avec Florence, les dès étaient pipés dès le départ. Elle n’était pas attirée par lui (physiquement) mais son sérieux l’a finalement séduite et raisonnablement elle a fini par « tomber amoureuse ».
Ainsi, dès le début JCR s’est retrouvé avec une énorme pression, la femme qu’il aimé admirait son statu, son sérieux, son aspect globalement sécurisant. Elle devait penser à raison qu’il serait un bon père de famille honnête et loyal mais ne l’aimait pas réellement (c’est mon interprétation). Devant cette pression, JCR ne pouvait revenir en arrière sans quoi il perdait à la fois l’estime de ses parents et surtout la femme de sa vie.
Voila le dilemme qui à mené Romand à continuer à repousser sans cesse le moment de tout dire.
Bien sur et moi le premier quand j’ai pris connaissance de cette affaire j’ai trouvé ça ignoble, lâche et d’une incroyable immaturité.
Au fond avec le temps je trouve cela désespérément humain, la vie d’un homme malade (pathologie narcissique) et malchanceux n’ayant pas la force de caractère suffisante pour changer son destin.
Je vois en JCR quelqu’un de faible, sans identité et de fait cruellement seul (même avant le mensonge) pour qui la vie a été une succession de malheurs sans issues possible.
Pour ce qui est du livre, il fut très plaisant même s’il n’est pas allé dans les méandres de ça psychologie, endroit pour moi le plus intéressant mais il m’a permis de connaître un peu d’avantage cet homme, c’est finalement son narcissisme (« adversaire ») qui est la cause de tout, il ne le laissera jamais tranquille et de ce fait il ne sera jamais libre.
Quand je lis qu’à la suite d’une entrevu avec un aumônier il décida de se « condamner à vivre en souffrant pour sa famille », je n’y vois qu’une manière de soulager ça conscience…pas un moment il ne pense aux autres et c’est cela le drame de ça vie, il ne peut pas aimer les autres sincèrement même s’il en est persuadé...
Il les aime à ça manière il s’auto persuade qu’il est comme les autres mais c’est faux il se ment à lui-même et ceux depuis toujours.
Quand il parle de religion, on ressent encore cette pathologie qui agit. La religion lui permet de SE sentir mieux (narcissisme encore). Je ne pense pas qu’il est sincère dans cette entreprise non plus…
Finalement, ce qui fascine dans cette histoire c’est qu’on se sent à la fois loin et proche de cet homme mais son degré de narcissisme fait la différence, voila ce qui sépare quelqu’un de « normal » et un « criminel », le second ne pense qu’à lui; les autres ne sont pour lui que des faires valoir, en y ajoutant une certaine malchance et un manque de caractère on abouti à ce drame.
La frontière entre un homme respectable et un monstre est finalement très mince.
Peut être qu’en prison, il trouvera ce qu’il est réellement et cela devra passer inévitablement par une grande dépression (fatale ?) est t elle réellement nécessaire finalement ? Quel intérêt ? Qu’y a-t-il derrière ? Le vide…le néant…
Quelle tristesse.


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Écrit par : sentenza | 23/03/2013

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