19/12/2007
Le pouvoir du chien – Thomas Savage [1967]
Genre : l'Ouest Savage
Au début, nous croyons avoir affaire à un western littéraire, virile échauffourée de vachers le pied à l'étrier sous le soleil du Montana... Que nenni ! (Tien, j'aime bien cette expression moi, que nenni, on ne l'utilise pas assez je trouve...) Que nenni, donc ! Tout y est pourtant, la sauvage beauté de l'Ouest mythique, les murmures du vent, les chevaux qui piaffent, les troupeaux de bétail, le silence des hommes... Mais dans ce décor de Far West, c'est un drame qui se trame. Le roman de Savage se situe du côté du thriller psychologique dans lequel la tension croît lentement mais inexorablement et la tragédie avance en un crescendo époustouflant, extrêmement maîtrisé.
Nous sommes au cœur du Montana, en 1924, dans un ranch imposant où les deux frères Burbank, des célibataires endurcis, règnent sur un millier de bœufs et une dizaine de garçons de ferme. George, le cadet surnommé "Gras-double", un peu lourdaud, un peu obtus mais intrinsèquement brave, laisse Phil, l'aîné, archétype du cow-boy misogyne arrogant mais brillant, tenir les rênes de l'exploitation. Les deux frères-contraires gèrent leur bétail et leurs dollars sans souci et en parfaite harmonie. Tout bascule pourtant lorsque George épouse Rose, une jeune veuve, et la fait venir au ranch. Phil la déteste d'emblée et décide d'éliminer l'intruse, coûte que coûte. Il la harcèle, l'humilie, l'accable de son mépris. Devant tant de perfidies George reste impuissant et Rose se met à boire, de plus en plus. Elle sombre, corps et âme. Mais Phil n'a pas gagné pour autant car celui qu'il surnomme "Mademoiselle Chochotte", le fils adolescent de Rose, est un garçon troublant et très intelligent...
Savage façonne ses personnages et ses paysages avec justesse et subtilité. L'Ouest sauvage tient ici une place essentielle, il n'est pas seulement un arrière-plan décoratif. Savage ne se contente pas d'exalter cette terre mythique, il montre comment elle façonne les mœurs, comment elle s'infiltre dans les replis des cœurs et soumet les êtres à sa violence, à sa démesure, à son indomptable sauvagerie. Le roman plante des paysages magnifiques, rudes et âpres qui sont le miroir des sentiments contradictoires qui taraudent les personnages : la bonté de George, la force cachée du fils, la lente chute de Rose et surtout la perversité de Phil. Car au-delà de la fascination que nous éprouvons grâce à la qualité d'écriture et la maîtrise du style de Savage, nous nous sentons souvent mal à l'aise, tant le mal incarné par Phil s'insinue dans chaque page. Puis, petit à petit, page après page, nous comprenons ce que Phil dissimule sous sa carapace de rustre grossier, misogyne, raciste et homophobe... sa propre homosexualité refoulée, tabou majeur dans l'univers masculin des ranchs à une époque voué aux préjugés.
Le pouvoir du chien n'est donc pas seulement un documentaire sur l'Amérique rurale des années 1920, encore que l'auteur n'oublie pas de jeter un regard aussi lucide qu'ironique, voire cynique, sur le monde des éleveurs de cette époque. Son roman, dur, puissant, fascinant, intelligent et brillamment écrit, s'attaque à un sujet rarement abordé à cette époque, celui de l'homosexualité refoulée qui s'exprime sous forme d'homophobie. Un aspect douloureux et solitaire de l'Ouest est ainsi saisi dans ces pages.
Pour conclure, voici les premières lignes du roman qui posent d'emblée les personnages, l'environnement, le style et le sujet :
« C'était toujours Phil qui se chargeait de la castration. D'abord, il découpait l'enveloppe externe du scrotum et la jetait de côté ; ensuite, il forçait un testicule vers le bas, puis l'autre, fendait la membrane couleur arc-en-ciel qui les entourait, les arrachait et les lançait dans le feu où rougeoyaient les fers à marquer. Etonnamment, il y avait peu de sang. Au bout de quelques instants, les testicules explosaient comme d'énormes grains de pop-corn. Certains hommes, paraît-il, les mangeaient avec un peu de sel et de poivre. "Amourette", les appelait Phil avec son sourire narquois, et il disait aux jeunes aides du ranch que s'ils s'amusaient avec les filles ils feraient bien d'en manger eux aussi.
George, le frère de Phil, qui, lui, se chargeait d'attacher les bêtes, rougissait d'autant plus de ces conseils qu'ils étaient donnés devant les ouvriers. George était un homme trapu, sans humour, très comme il faut, et Phil aimait bien l'agacer. Quel grand plaisir, pour Phil, d'agacer les gens ! »
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Thomas Savage, Le pouvoir du chien (The Power of the Dog), traduit de l'américain par Pierre Furlan, éd. Belfond, coll. 10/18 domaine étranger, 2004 (1967), 338 pages, 7,80 €.
Du même auteur : La reine de l'Idaho
Et merci à Cuné de m'avoir offert ce livre lors d'un swap fort lointain...
12:50 | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : le pouvoir du chien, thomas savage, littérature américaine, etats-unis, montana, cow-boy, ranch, homosexualité
Commentaires
Ce livre reste l'un des mes préférés.
dans la même veine, tu devrais tout autant aimer les romans de Tom Spanbauer, notamment "L'homme qui tomba amoureux de la lune".
Écrit par : InColdBlog | 19/12/2007
J'avais noté ce roman il y bien longtemps et l'avais quelque peu oublié dans les méandres de ma LAL...Merci pour le rappel!
Écrit par : Anne | 19/12/2007
Ah joli billet !
Ce livre est un INCONTOURNABLE !
Vraiment un livre très fort et le meilleur de Savage.
Écrit par : BMR | 19/12/2007
Avec un tel billet, je ne peux faire autrement que noter!!! Vraiment, ça m'intéresse!
Écrit par : Karine | 20/12/2007
Et je ne l'ai même pas lu avant de te l'envoyer, note l'exploit ! ;o)) Du coup j'ai encore à le découvrir, chouette. (Pas si lointain , ce swap, quand même !! Mon tout premier, et mon préféré... En fait je ne me suis inscrite qu'à 2 swaps, j'ai perdu l'envie entre temps... Donc ça reste un très bon souvenir.)
Écrit par : Cuné | 20/12/2007
Heureusement que tu le précises, car de prime abord j'aurais vraiment pensé que c'était un "western littéraire, virile échauffourée de vachers le pied à l'étrier sous le soleil du Montana..", mais après ce si bel article, c'est un tout autre décor, fort intéressant, qui se met en place !! ;-)
Écrit par : Florinette | 20/12/2007
@ InColdBlog : Tom Spanbauer, "L'homme qui tomba amoureux de la lune", c'est noté ! Et merci pour cette suggestion !
@ Anne : Ce livre est à faire émerger d'urgence des méandres de ta LàL !
@ BMR : C'est le seul Savage que j'ai lu pour l'instant, mais j'ai noté "La Reine de l'Idaho" sur ton blog...
@ Karine : Note, note, tu ne le regretteras pas !
@ Cuné : C'était aussi mon premier swap, et tu m'avais particulièrement gâtée ! Les commentaires sur les livres que tu m'as envoyé tardent, pourtant je les ai bien TOUS lu et TOUS aimé, mais quel retard dans ma LàC !!!
@ Florinette : la photo de couverture peut induire en erreur sur le contenu du livre, d'où mon avertissement ! ;-)
Écrit par : BlueGrey | 20/12/2007
Voilà, il est noté, stabiloté! Savage semble faire une belle unanimité!
Écrit par : Choupynette | 20/12/2007
Avant la grande nouvelle d'Annie Proulx qui a donné le film Broke Back Moutain, Tom Savage avait exploré le côté obscur du far-west. Mais il n'y a pas que dans l'Ouest que les "Hommes", les vrais, cachent leur vraie tentation. C'est curieux que dans tous les milieux machos masculins, les plus homophobes (armée, usine, sport, etc) sont souvent travaillés par, disons, une certaine homophilie. Réflexion sur le genre entamé par les féministes que les hommes pourraient aborder à leur tour...
Le livre de Savage est magnifique, évidemment.
Écrit par : C. Sauvage | 27/12/2007
@ C. Sauvage : Annie Proulx a d'ailleurs rédigé la très intéressante post-face de ce roman : «Avec son sens inné de la dramaturgie littéraire, en utilisant ces fragments de son histoire familiale au Montana, Savage a su créer un roman palpitant, chargé de tension. C'est une chose que d'avoir dans sa musette d'écrivain un matériau brut extraordinaire, c'en est une autre que d'assembler les morceaux en une intrigue forte et classique qui fixe à jamais un lieu et un événement dans l'imagination du lecteur.»
Écrit par : BlueGrey | 28/12/2007
Aaaaaaaaaah! Tu m'as eu, il me le faut!
Écrit par : Gaël | 18/01/2008
@ Gaël : ha ha ha ! Fière de moi je suis ! ;-)
Écrit par : BlueGrey | 18/01/2008
Je viens de chez Katell, comment se fait-il que j'ai raté ce beau billet l'année dernière ? Tu l'auras compris j'ai noté ce livre !
Écrit par : anjelica | 21/09/2008
@ anjelice : ce n'est pas une lecture "facile", mais une belle lecture ! Je te le prêterai si tu veux.
Écrit par : BlueGrey | 22/09/2008
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