21/02/2011
Une veuve de papier – John Irving [1998]
« Ses parents s'attendaient à avoir un troisième fils, mais là n'est pas la raison pour laquelle Ruth Cole devint écrivain. Ce qui alimenta sans doute son imagination, c'est que, dans cette maison où elle grandit, les photos des frères morts furent une présence plus forte que toute présence qu'elle sentait chez son père ou sa mère ; en outre, après que sa mère les abandonna, elle et son père, en emportant presque tous les clichés de ses fils perdus, elle se demanda pourquoi son père laissait les crochets desdites photos au mur. Ces crochets nus eurent leur part de sa vocation d'écrivain : des années après la disparition de sa mère, elle essayait encore de se rappeler quelle photo pendait à quel crochet. Et devant l'échec de sa mémoire à lui restituer les photos des disparus, elle se mit à inventer tous les instants capturés de leur courte vie qu'elle avait manquée. La mort de Thomas et Timothy avant sa naissance joua elle aussi son rôle dans sa vocation ; dès l'aube de sa mémoire, il lui avait fallu les imaginer. » (p. 15-16)
Marion et Ted Cole avaient deux garçons, Thomas et Timothy, morts quelques années plus tôt dans un accident de voiture. Aujourd'hui, la maison des Cole, avec ses murs recouverts des photos des deux adolescents, ressemble à un mausolée. Quant à Ruth, que Marion et Ted ont eue pour tenter de se consoler, elle baigne depuis toujours dans cette étrange atmosphère où le souvenir tient infiniment plus de place que la réalité. L'été de ses 4 ans, l'été 1958, Ruth surprend sa mère Marion au lit avec son jeune amant Eddie, 16 ans (l'âge des ses fils quand elle les a perdu), l'assistant de son père Ted, auteur à succès de contes pour enfants et mari volage. A la fin de l'été, Marion quitte pour toujours son mari qu'elle n'aime plus, son jeune amant auquel elle craint de s'attacher et sa fille qu'elle n'ose aimer par peur de mal l'aimer.
Divisé en trois parties et en trois périodes, 1958-1990-1995, ce roman suit tout d'abord la destinée d'Eddie, dont l'été 1958 va bouleverser la vie et qui va par la suite devenir l'écrivain d'un seul thème, son amour infini et impossible pour une femme plus âgée que lui ; puis celle de Ruth, devenue une romancière de renom et une célibataire anxieuse, qui appréhende le mariage et la maternité, et qui espère sans faiblir le retour de sa mère ; et enfin celle de Harry Hoekstra, un fervent lecteur et policier d'Amsterdam qui cherche le témoin anonyme d'un meurtre sordide.
Une veuve de papier réunit plusieurs histoires d'amour autour de deux beaux personnages de femmes blessées (mère et fille) qui savent attendre... Car si, dans ce conte merveilleux, la mélancolie, le chagrin et le deuil ont leur place, l'amour se trouve et se retrouve, et le roman se déploie lentement vers un happy-end inattendu. On y découvre ainsi que la vie peut être à la fois dramatique et merveilleuse, et que les limites entre l'amour et la haine sont parfois très floues.
John Irving emploie sa puissance d'écriture ainsi que son humour grinçant et sa verve burlesque - et parfois polissonne - à faire entrer les éclats de rire, les surprises, la fantaisie, la truculence et l'absurde de la vie dans son livre labyrinthique. On sourit, on s'interroge, on se désole... et surtout on s'éprend de tous les personnages, à commencer par Ruth bien sûr, la petite fille oppressée par l'ombre de ses frères morts, puis la jeune femme anxieuse toujours en attente. Mais on s'attache aussi à Ted malgré ses insuffisances, Marion et ses terreurs, Eddie et son obsession, et même à l'insupportable Hannah, celle qui, chaque fois qu'elle aperçoit un homme qui lui plaît, entend le bruit de son slip qui glisse sur le sol.
Et puis, dans le monde d'Irving, il y a toujours des gens qui, pour soigner la douleur d'exister dans le chaos, écrivent. Au récit propre se mêlent donc des extraits des textes des personnages-auteurs : les contes horrifiques pour enfants de Ted, des extraits du journal intime de Ruth et de ses romans, les intrigues des polars de Marion, l'histoire de l'amour impossible d'Eddie pour Marion qu'il réécrit inlassablement dans ses livres... ces multiples mises en abîme se faisant perpétuellement échos, et donnant des clés de compréhension et d'interprétation du récit premier et des actions est sentiments des personnages.
Deux petits regrets toutefois pour ce roman par ailleurs excellent : quelques longueurs dans le passage se déroulant à Amsterdam et le final, tellement romantique et incongrument heureux qu'il en devient difficilement crédible.
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John Irving, Une veuve de papier (A Window For One Year), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, éd. Seuil, 1999 (1998), 581 pages, 22,80 €.
Du même auteur : L'Epopée du buveur d'eau, Le monde selon Garp & Dernière nuit à Twisted River.
22:30 Publié dans => Challenge 100 ans de littérature américaine | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : john irving, littérature américaine, abandon, deuil, veuve