02/06/2010
Œdipe sur la route – Henry Bauchau [1990]
Œdipe. Celui qui, jouet des dieux, a tué son père et épousé sa mère. Aveugle après s'être lui-même crevé les yeux et accablé par le poids de sa faute, il quitte Thèbes pour une longue errance qui le mènera jusqu'à Colone, jusqu'à sa mort. Sa fille Antigone le suit, d'abord de loin, puis l'accompagne, le guide, et mendie pour assurer leur survie. Et bientôt Clios le bandit se joint à eux...
Si Henry Bauchau a pris pour référence le récit mythique transmis par Sophocle, l'originalité de sa démarche tient au fait qu'il ne se contente pas de simplement revisiter cette histoire antique ; son interprétation est à la fois respectueuse de la tradition et constructive. Bauchau s'intéresse ainsi à un épisode délaissé par la légende : de quoi ont été constituées les années d'errance d'Œdipe?
Semblant ignorer vers où et pourquoi, Œdipe avance, aveugle et trébuchant, guidé, poussé par une nécessité intérieure qu'il ne connaît pas. Sa route est parsemée d'embûches (la difficulté de la marche, la faim, le froid, la maladie) et de rencontres, certaines dangereuses, d'autres fraternelles. Son cheminement est ainsi illustré par les nombreux "épisodes" qui, à des degrés divers, lui permettent de progresser. Tel est aussi le cas des nombreux récits mis en abîme (l'histoire de Clios et Alcyon, le long récit de Constance sur l'histoire du peuple des Hautes Collines) : le vécu, voire l'évolution des personnes rencontrées par Œdipe et Antigone (tel Clios) participent à éclairer leur propre devenir. De la sorte, la structure inhabituellement polymorphe du récit, qui pourrait sembler gratuite, et ses "digressions", qui pourraient paraître trop complaisamment développées, prennent sens, permettent d'éclairer la progression d'Œdipe par un jeu de correspondance.
L'originalité du récit d'Henry Bauchau tient également en grande part à ses personnages, tous lumineux, certes mythologiques, mais aussi profondément humains : ils sont plein de failles, d'aspérités et de contradictions, ils commettent des erreurs, doutent, souffrent, rient, aiment... Enfin, l'évolution de la très belle relation entre Œdipe et Antigone est décrite avec une grande subtilité : de père à fille, elle bascule parfois de frère à sœur, et même de mère à fils, mais est toujours empreinte de retenue, de tendresse et d'un amour infini.
Récit d'errance, récit d'une quête en rédemption, récit initiatique : c'est donc le cheminement d'Œdipe qui sert de fil conducteur au roman d'Henry Bauchau. Tant le cheminement physique (la marche cahotante de Thèbes à Colone, marquée par les soucis du quotidien, la faim, la soif, le froid...) que le cheminement intime d'un homme qui se sent irrémédiablement coupable, qui doit affronter les ténèbres qu'il porte en lui, jusqu'à atteindre la clairvoyance, la connaissance et l'acceptation de son être, de son identité et de sa destinée. Une quête initiatique où l'Art (la poésie, la sculpture, la musique, le chant, la danse), omniprésent, sert de catharsis, permet l'apaisement, le dépassement de soi, la transcendance.
Œdipe sur la route est une somptueuse interrogation sur l'individu et son destin.
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Henry Bauchau, Œdipe sur la route, éd. Actes Sud, coll. Babel, 1992, 416 pages, 9,50 €.
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